Le nouveau défi de la gauche européenne

Au pouvoir dans la majorité des Etats membres de l’Union européenne à la fin des années 1990, les partis socialistes et sociaux-démocrates du PSE se trouvent aujourd’hui pour la plupart dans l’opposition. Avec l’exception notable du PSOE de Jose-Luis Rodriguez Zapatero en Espagne et du PS de Jose Socrates au Portugal, les dernières élections nationales se sont soldées pour chacun de ces partis par des défaites retentissantes. La récente déconvenue du Labour Party en Grande-Bretagne aux élections locales du début du mois de mai laisse également augurer des élections générales périlleuses pour Gordon Brown dans un an ou deux.

Il importe que la gauche européenne prenne toute la mesure de ces échecs. Il ne s’agit pas en effet de malchance électorale ponctuelle, de campagnes ratées ou de leaders peu charismatiques. C’est fondamentalement la fin d’un cycle politique, appelé « troisième voie » ou « neue Mitte » selon les partis et les pays. Avec quelques variantes nationales, ce cycle a vu les socialistes et sociaux-démocrates européens développer ces quinze dernières années des politiques plus libérales au plan économique et social tout en promouvant le rôle actif de la puissance publique et en lançant une série d’audacieuses réformes sociétales et culturelles. L’investissement massif dans l’éducation et la formation visait à assurer le relais de politiques de redistribution plus contraintes.

De cette période, il est ressorti une offre politique différente de celle, traditionnelle, des socialistes et sociaux-démocrates. Elle a permis sans conteste de convaincre de nouvelles catégories d’électeurs, notamment au sein des classes moyennes, que ces partis renouvelés seraient ceux qui garantiraient le progrès individuel et collectif au sein d’une société de liberté et de responsabilité. Dans de nombreux cas, ces politiques ont été un succès. C’est vrai pour la compétitivité de l’économie, mais aussi par exemple pour l’égalité des sexes ou bien encore la santé. Plusieurs exemples peuvent être cités en Scandinavie, en Allemagne sous Gerhard Schröder, en Grande-Bretagne sous Tony Blair et bien sûr en France avec Lionel Jospin.
Reste cependant que ces politiques n’ont pas entraîné le succès électoral qu’il était permis d’escompter et il faut en analyser les raisons. La mondialisation de l’économie, revendiquée par les partis socialistes et sociaux-démocrates au pouvoir, n’a pas bénéficié aux salariés européens. La part des salaires dans le revenu de chaque Etat diminue. La croissance atone a largement asphyxié l’action de l’Etat providence, en panne de ressources. Les inégalités se sont accrues, sans que l’investissement dans l’éducation et la formation parvienne à offrir les chances d’un rebond aux salariés. Le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur est resté identique ou presque ces dix dernières années en Europe et les emplois créés l’ont souvent été au demeurant dans les secteurs de faible qualification.

Une part importante de l’électorat traditionnel des socialistes et sociaux-démocrates s’est ainsi senti moins représenté, moins écouté et défendu. Le pari du progrès économique et social en retour à l’ouverture à un espace européen intégré est apparu de plus en plus comme un échec, en témoignent les difficultés du Traité constitutionnel européen auprès des opinions publiques en 2004-2005. En outre, les catégories populaires ont fait reproche aux socialistes et sociaux-démocrates de leur incapacité à aborder de front, sans tabou aucun, les nouveaux défis de la période. La sécurité des personnes et des biens est un exemple. L’immigration en est un autre. Sur ces sujets, la gauche européenne a systématiquement fui le débat, prisonnière de vieux schémas et d’un certain angélisme, se plaçant ainsi en rupture avec les attentes de plus en plus pressantes exprimées par son électorat.

La gauche européenne est ainsi apparue, de loin en loin, comme renonçant à sa volonté initiale de transformation sociale, acceptant le cadre établi, avouant même parfois son impuissance (« L’Etat ne peut pas tout »). Elle a été perçue comme technocratique, lointaine, engoncée dans un économisme n’offrant au mieux que la perspective bien incertaine d’adaptation à la mondialisation. D’autres partis sur l’échiquier politique, aux extrêmes certes, mais aussi parfois une droite habilement renouvelée, ont su comprendre ce besoin de protection et y apporter des réponses là où les socialistes et sociaux-démocrates n’apparaissaient plus. Comme le relevaient très justement les sociaux-démocrates suédois après leur défaite électorale en 2006, c’est pour avoir parlé beaucoup de la Suède et très peu des Suédois que la sanction des urnes est tombée après près de 15 ans de pouvoir.

Le grand défi qui se pose aujourd’hui aux partis socialistes et sociaux-démocrates européens est d’inventer une offre politique qui prenne en compte les inquiétudes, les attentes et les espoirs de leur électorat. Sans rejeter l’apport d’origine de la « troisième voie » ou du « Neue Mitte », sans revenir aux politiques des années 1970, totalement hors-jeu au regard de l’évolution du monde et de l’économie. En se libérant des tabous et schémas de la pensée traditionnelle. A ce titre, il faut notamment intégrer le mouvement irrésistible d’individualisation qui traverse le monde salarial et plus largement la société. Trop longtemps, les socialistes et sociaux-démocrates ont imaginé les réponses dans une seule dynamique collective. Or c’est en privilégiant l’individualisation des solutions en réponse à l’hétérogénéité croissante du salariat que l’on répondra le plus efficacement au fléau du chômage.

Sans doute faut-il sécuriser chaque parcours professionnel plutôt que de tenter de construire des digues nécessairement friables autour de l’emploi, surtout dans les secteurs exposés à la concurrence des pays à bas salaires. Comme les mouvements professionnels sont inévitables en cours de carrière, il est nécessaire de les amortir et les faciliter. Un effort massif de formation tout au long de la vie doit permettre le reclassement actif des salariés par le maintien du salaire et des droits à pension sur la durée de formation et transférabilité des droits d’une étape professionnelle à une autre. L’exemple danois nous le prouve. Il faut passer d’un système de versement passif d’allocations à une politique préventive qui évite le risque de la perte d’emploi ou limite à tout le moins le temps de recherche d’un nouvel emploi.

L’individualisation des solutions peut aussi conduire à envisager d’encourager par des mesures publiques l’autonomie financière des étudiants. Celles-ci prendraient en compte de manière modulée le revenu des parents, puis à partir d’un certain âge ou niveau d’étude, les seuls revenus de l’étudiant. La Norvège pratique cette politique avec succès par un système de bourses et de prêts. Au cœur de l’autonomie étudiante, il y a la reconnaissance qu’une série d’inégalités de départ doivent être combattues à la racine parce que la seule logique de réparation ne peut avoir beaucoup d’effet sur elles. Il s’agit donc de viser au-delà de la redistribution, en attaquant certaines inégalités à la racine, en mettant prioritairement les moyens sur les zones et territoires les plus exposées en termes de logement, d’infrastructures et d’éducation.

Les partis socialistes et sociaux-démocrates européens doivent retrouver – ce faisant – le lien perdu avec leur base traditionnelle. En réinvestissant le terrain du concret, en n’agissant plus uniquement en termes généraux ou macroéconomiques, mais en mettant la sécurité, la confiance, la main tendue, le contrat au cœur de l’échange citoyen. Sans opposer la modernisation nécessaire à la toute aussi essentielle protection. Il n’y a de succès possible à gauche en Europe qu’en consolidant d’abord la base électorale de nos partis. Pour ensuite conquérir les catégories qui font une majorité.

Pierre-Yves Le Borgn’

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'aimerais rebondir sur un point dans le texte de Pierre-Yves, un point que je trouve essentiel (simple et pragmatique). Pierre-Yves écrit : "Les partis socialistes et sociaux-démocrates européens doivent retrouver – ce faisant – le lien perdu avec leur base traditionnelle. En réinvestissant le terrain du concret". Réinvestir le terrain du concret, effectivement le Monsieur/Madame tout le monde voit l'UE comme "un machin" (pour reprendre le terme de De Gaulle losrqu'il parlait de l'OTAN, et ce avec toute la négativité qu'il y a derrrière ce terme). C'est-à-dire que l'UE paraît lointaine, et peut-être que nos députés devraient se montrer plus à l'écoute des attentes de leur concitoyens, mais aussi leur parler de l'Europe, leur dire ce qu'elle a fait pour eux dans leurs régions ou départements. On ne parle que trop de l'Europe comme d'une grosse mécanique complexe, contrôlante, envahissante, et trop peu de l'Europe innovante, dynamique, investissant dans notre infrastructures et nos milieux de vie. L'Europe souffrirait-elle d'un déficit d'image ? Si oui, nos députés ont leur part de responsabilité ?
Sylvie Grosjean (Ottawa)